ESSAIS QUÉBÉCOIS
Ah, les îles de la Madeleine, se dit-on!

Louis Cornellier


Le classique, sur les îles de la Madeleine, se trouve dans les Croquis laurentiens, du Frère Marie-Victorin. Simplement intitulé «Les Madelinots» , ce texte est un dithyrambe qui élève les insulaires au statut de bons sauvages évangélisés. «Parmi les groupes français disséminés sur la terre d’Amérique,s’extasie le scientifique, il n’en est guère, je crois, d’aussi nettement caractérisé, d’aussi intéressant, d’aussi sympathique et d’aussi peu connu que celui des Madelinots […].» Les clichés d’usage suivent: leur langue est originale mais pure, leur vocabulaire est plus riche que «celui de nos habitants» , leur mode de vie n’est pas soumis à «cette affreuse tyrannie du cadran placide et impitoyable» , etc. «Nulle part ailleurs, peut-être, ajoute le frère en guise de climax, l’Évangile n’est autant vécu au pied de la lettre. C’est que le livre divin, écrit beaucoup par des pêcheurs, s’adapte à leur vie comme un vêtement fait pour eux. Ici, les vieilles vertus n’ont pas fléchi.» Tout cela, bien sûr, aujourd’hui, fait sourire, mais l’élan lyrique de l’envolée a gardé un charme suranné qui touche encore.
Les mythes, d’ailleurs, ont la vie dure. La fidélité à l’Évangile, de nos jours, ne fait plus courir les foules, mais un halo un peu mystique entoure toujours les Îles et attire les voyageurs. Privés des ressources imaginaires du défunt frère, ces derniers se contentent toutefois, maintenant, de résumer leur enthousiasme en une formule tournée vers l’immanence. «Les Îles, c’est tellement beau!» , disent-ils.

Le médecin de famille Alexandre Chouinard a fini par se laisser tenter.

Après une expérience de travail dans le Grand Nord dont il a bellement rendu compte dans Impressions boréales (Arion, 2005), il a choisi le petit archipel mythique. «On dirait, écrit-il dans Un pied-à-terre en mer aux îles de la Madeleine, qu’un Québécois doit passer deux semaines en vacances aux Îles une fois dans sa vie, comme tout bon musulman doit entreprendre un pèlerinage à La Mecque, au risque d’être refusé au paradis éternel. Je veux bien croire que l’endroit est joli, mais sa réputation est surfaite, à mon avis. Vivre ici, c’est agréable, mais pas spécialement plus qu’ailleurs au Québec.»

On est loin de l’extase de Marie-Victorin. Qu’on n’aille pas croire, cela constaté, que le médecin boude son plaisir. Capable à la fois de nuances et d’admiration, il raconte, en fait, dans un style polymorphe (récits, contes, exercices de style) plein de charme, sa découverte d’un milieu de vie original qui finit par le séduire.

Acclimatation

Lui aussi, comme son célèbre prédécesseur, est frappé par la langue particulière des Madelinots. Quand une infirmière, au chevet d’une vieille dame malade, lance «je pense qu’elle est sur ses puyienques» , Chouinard est d’abord interloqué. «Sur ses quoi?» , réplique-t-il. Il découvre alors que ce terme est une contraction de l’expression «il ne lui reste plus rien que quelques jours ou heures». Elle est, en d’autres mots, sur sa fin. D’autres découvertes semblables («boëtter» pour appâter, «botte» pour bateau, «haler son vent» pour respirer, «tomber d’l’eau» pour uriner), de même que l’inventivité des prénoms insulaires (Théofred, Héliodore, Cyriac, Cléophée), le raviront aussi, au point qu’il consacrera des textes entiers de ce recueil à jouer avec la langue (palindromes, insertion de noms propres).

Son acclimatation aux Îles ne sera pas que linguistique. On lui avait parlé des blizzards, mais il trouvait que, à ce sujet, les Madelinots en faisaient trop, paniquant à la vue du moindre flocon de neige dans le vent. Le 19 février 2004, quand il devra abandonner sa voiture au milieu d’une route enneigée et qu’il la retrouvera, le lendemain, à peu près écrabouillée grâce aux bons soins d’une déneigeuse, il comprendra enfin l’anxiété collective des Madelinots au seuil de la tempête.

Cette mésaventure l’initiera aussi au «palabre» (commérages) des Îles. Dans cet univers où «tout se sait», tous lui parleront de cette histoire. Comme ils lui parleront, plus tard, pour le féliciter, de sa copine enceinte. Le problème, c’est que Catherine n’attend pas d’enfant! Or, un aprèsmidi qu’il attendait sa nièce dans un stationnement, Chouinard avait répondu, à quelqu’un qui lui demandait ce qu’il faisait là, qu’il attendait une petite fille. Le palabre a fait le reste.

Le phénomène, admet le médecin-écrivain, peut devenir agaçant. «Les ravages des palabres sur la confidentialité et la dilution des frontières de la sphère privée peuvent sembler étouffants pour certains, explique-t-il. C’est un peu comme si les palabres qui sourdaient du moindre interstice de nos vies en volaient une part d’intimité.» Malgré tout, il lui trouve un aspect rassurant: «Si, dans l’anonymat des métropoles, il est facile d’avoir l’impression de vivre un long soliloque, dans une petite communauté on sent, grâce à lui, que l’on compte pour autrui.» Aux Îles, d’ailleurs, écrit Chouinard, «il est exceptionnel qu’un mourant soit abandonné[…]; on se bouscule presque au chevet.»


Des gens anxieux

Et il y a, évidemment, la pêche, les merveilles de la mer (homard, crabe, etc.) qui consolent après l’hibernation, la chasse aux phoques au sujet de laquelle Chouinard suspend son jugement, les mines de ce sel qui déglace les routes du Québec, les excentricités de la mi-carême et un riche été sportif et culturel qui s’accompagne – malheur ou bienfait? – des «invasions barbares» , c’est-à-dire d’un afflux touristique.

Surpris de rencontrer, dans sa pratique, des gens anxieux «sur cette terre où rien ne semble menacer le quotidien» , le médecin en vient à formuler une hypothèse: «Et si les Madelinots souffraient d’angoisse de disparition» La mer qui monte, qui gruge le littoral, et le développement dû à la présence humaine font ici réfléchir, avec plus d’urgence qu’ailleurs peut-être, à la fragilité de notre sort. «Avec une géologie si éphémère, constate Chouinard, l’être humain n’a-t-il pas d’autre choix que de prendre conscience qu’il n’est lui-même qu’une poussière d’étoiles? Vivre dans un environnement friable, que chaque tempête broie à sa guise, nous ramène à notre propre vulnérabilité et à l’humilité de notre condition.»

Moins passionnés que ceux du frère Marie-Victorin, les croquis madelinots du docteur Chouinard, richement illustrés, sont tout aussi envoûtants.

 
 

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